Pousse toi de mon trottoir que je pousse un sprint

  • 11. mai 2020
  • air du temps
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Ce matin un homme torse nu, petit short, s’étire devant la boulangerie où j’ai l’habitude de prendre mon premier café de la journée. Musclé, il fait ses étirements sur le trottoir, comme s’il était dans un parc ou au fitness. Peau bronzée, impeccable, les abdos bien découpés, un banc public fait office de barre d’appui pour ses exercices d’agrès. La patrouilleuse scolaire ne se laisse pas perturber et continue de lever son sémaphore: autre type d’exercice, afin de freiner les voitures pour laisser traverser les écolier.e.s en sécurité. Lui, imperturbable, fait son stretching sur les caissettes de journaux. Le matin orange est mort, vive l’étirement des mollets durcis…

 

Exhibition des muscles, souplesse. S’ensuivent quelques postures de yoga, l’air concentré-détendu à la fois, des mouvements d’étirements, et même une pièce droite sur le banc. Parfaite et spectaculaire réalisation.

J’ai encore à peine les yeux ouverts, je n’ai donc pas le temps d’immortaliser cette prouesse athlétique, sinon vous en auriez été soufflé.e.s (et probablement un peu envieux.ses), à l’image de l’aîné qui revient de faire ses commissions, et dont les poireaux semblent pratiquement aussi courbés que lui par rapport à la verticalité de notre sportif urbain. Un truc à demeurer complexé pour le reste de la semaine en finissant de boulotter ses tartines beurrées.

Il fut une époque où les adeptes du bodybulding et de la gymnastique intensive pratiquaient dans des sous-sols, soulevaient de la fonte dans des caves aménagées. Cette époque où les adeptes du fitness ressemblaient à des sectes clandestines est révolue. Aujourd’hui, quand on fait du sport, il faut que ça se voie. La cave est devenu un simple vestiaire, le terrain de jeu : la ville entière.

Avant, le fitness se pratiquait devant un miroir, aujourd’hui, il se pratique devant les vitrines. Avant, le muscle était cultivé en intérieur, avant d’être exhibé. Aujourd’hui, c’est le fait de faire du sport qui s’exhibe, et tant pis pour le muscle. L’important, c’est de se faire voir.   

La saison du printemps voit refleurir le bootcamp, sport militaire envahissant les parcs, avec des instructeurs l’air très très méchant, martyrisant des bourrelets amoureusement cultivés en hiver, par quelques malheureux ou malheureuses se remettant dans les mains d’un coach mi sergent mi entrepreneur, sifflet à la bouche, baguette à la main. Payer la lard du chat le jogging, déléguer le soin de se faire souffrir, les sergent-major sont colonialistes : pourquoi louer une salle de gym quand l’espace public peut être investi gratuitement.

De l’un de ces lieux de torture et de sacrifice établis dans une ancienne buanderie, jaillit en trombe et à flot continu un groupe de 10 ou 15 adeptes. Ils suivent obnubilés un baraqué sadique les obligeant à courir en boucle devant les terrasses, évitant les aîné.e.s comme s’il s’agissait de piquets ou de haies à enjamber.

Le sport était un plaisir et un délassement, une évasion. C’est devenu un narcissisme urbain mainstream qui glorifie le soi. Une épreuve sado-masochiste méritant son pesant de « j’aime ». On le pratiquait entre copains, il s’exerce désormais en brigades. Il était hippie, est devenu paramilitaire. Maintenant, ça court avec des sacs de sable sur les épaules de la coop à la migros, avance en faisant des pas de canards pour avoir de jolis fessiers devant les fleuristes et les boulangeries. Les trottoirs sont devenus des pistes d’exercice n’ayant rien à envier au parcours du combattant.

Torse nus pour les gars, petit top pour les filles, tant pis pour les poussettes et les gamins qui sortent de l’école, le fitness à ciel ouvert ne s’encombre pas de ces détails.

Pousse toi de mon trottoir que je pousse un sprint… on se demande juste pourquoi ces athlètes n’investissent pas la route. Après tout, se mesurer au trafic, ce serait là une épreuve ultime, digne de ces robocop, non ?

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