Le bouillon est une sorte de soupe primitive, archaïque. Sous la rétine y mijote un bric-à-brac de mots, d’images, d’os sans moelle et de moelle sans os. J’y mets mon grain de sel, y bois, ou simplement regarde ce qui s’y mijote, avant de refermer le couvercle. Parfois nez pincé parfois bouche ouverte.
En général, j’y repêche à la louche des faits insipides voire crades, mais aussi des morceaux héroïques ou d’étonnantes fulgurances, bribes de compréhension. Cela me fait parfois saliver. L’écoeurement n’est jamais loin. Trop gras. Trop sucré. Trop lourd. Plus c’est inconsistant, plus c’est fort.
Quand ça se veut minestrone, ça risque toujours de partir en eau de boudin.
Désormais quand j’allume mon ordinateur, je me mets une serviette autour du cou. C’est désormais mon rituel avant de me mettre à table. Parce que cela tache et qu’il faut se méfier des éclaboussures.
Après tout, quand on jardine on met bien des gants.
Je plonge ma cuillère, vise au mieux là-dedans, pour trouver entre grumeaux, nappes huileuses, strates sombres, une matière solide. Avec un brin d’expérience, et en sondant profond – mais parfois tout demeure à la surface, et la profondeur est transparente- je nourris un courage, des formes d’alliance et de reconnaissance.
Jamais sûr que cela favorise autre chose que le désir d’une faim plus grande.
L’estomac gronde. Je lape oui. Je fais claquer langue oui. Et haut le cœur.
Trop c’est trop et parfois pas assez.
Et souvent pas assez, c’est déjà trop.
Je vous parlerai un autre jour des plats de résistance.
Regarde la soupe, car la soupe, elle, ne te voit pas
Les yeux bougent de droite à gauche, les lèvres s’agitent toutes seules.
J’ai conscience du ridicule, avec serviette autour du cou, et l’air obnubilé de-qui-est-scotché devant une publicité alléchante et s’acharne sur un bout de vieille carne refusant de la laisser aller par le fond, la disputant âprement à d’autres.
A quoi bon lutter pour un bout de gras, quand les entrepôts regorgent de saindoux, et que c’est la capacité d’apprêter qui manque : les moyens de confection?
On n’est jamais seul devant sa soupe.
La table n’a pas été mise à notre attention. C’est la tambouille de masse, avec l’utopie du 5 étoiles à la carte service inclus pour les gogos de l’ego qui parlent pour l’humanité entière et, au final, touchent 10 copains dans la salle d’à-côté.
Ça fait très cher payé la gratuité et le all you can eat.
Je pousse de côté les aliments inassimilables – mes allergies- afin de séparer le bon gras de l’ivraie, dans ce qui ressemble à ce qu’était cette « soupe aux lettres » de l’enfance. Avec elle je jouais. Assemblage de vocable pour former des mots basiques. Beaucoup de lettres pour peu de mots. Beaucoup de lettres pour peu de pâtes. Peu de mots pour trop de soupe. Peu de soupe pour la faim.
Injonctions fortes. Finis ta soupe d’abord ! Aujourd’hui, l’injonction est inversée : continue à te distraire, au risque de lécher des panneaux publicitaire, comme les vaches pierre à sel.
Cette soupe n’est pas qu’un lieu de consommation. On s’y déverse aussi, y fait sa popote. J’y participe avec ces agencements de lettres.
Est-ce que cela à une utilité ? Sitôt déposés dans le bouillon, ces agencements seront dépiautés, désagrégés.
Mais pour se nourrir, on se doit de bien mâcher.
Ayez donc de la patience.
Quand l’appétit va, tout va
Dans l’ambiance forcenée d’anorexie-boulimie d’aujourd’hui :
les gras deviennent plus gras et les maigres plus maigres encore.
Quelque chose qui ressemble à une civilité des manières, des échanges et des mets refusant le gavage, est en marche. Elle permet, même dans les bouillons les plus infâmes, de se faire (à) manger d’une infinie de sensibilité et de joie. Une petite cantine quoi, dans des gargotes portatives et communes, où l’on s’agrège par petits groupes, autour du feu ou de quelques brindilles faites d’affinités. Et où tout fait ventre.
Car vous ne nous mangerez pas tout crus ! Et si l’on vous choppe on vous bouffe.
Cuisine anthropophage s’il en est.
Pourtant les végétariens sont tous les jours plus nombreux, et heureux de ce choix.
Le bouillon est une sorte de soupe primitive, archaïque. Sous la rétine y mijote un bric-à-brac de mots, d’images, d’os sans moelle et de moelle sans os. J’y mets mon grain de sel, y bois, ou simplement regarde ce qui s’y graille, avant de refermer rapidement le couvercle.
Je retire ma serviette du cou.
Place au dessert maintenant.