Je l’aime, parce qu’elle ne cherche pas à parler la première, ni ne s’oblige à terminer une conversation.
Elle n’a pas besoin de clôture ou de panneaux d’orientation.
Je l’aime, car elle ne se sert pas de la parole comme d’un burin ou d’un marteau, mais comme si elle en était travaillée. Elle est l’outil de la parole, sa propre finalité. Elle ne communique pas, elle délivre. Elle ne convainc pas, elle offre.
Je l’aime, parce qu’elle se laisse travailler par celui qui s’en approche, s’affine à son contact, agrandit celui qui la cherche. Pour sa confiance, sa quête d’authenticité. Parce qu’elle sait se laisser trouver, je l’aime.
Je l’aime, parce qu’elle me donne le sentiment d’être toujours au commencement du commencement, au tout début, et que la source est toujours de biais.
Je l’aime, parce qu’elle ne cherche ni à dominer ou contrôler, à rameuter ou refuser. Parce qu’elle n’a rien de chiche, de comptable, de rétréci ou rabougri; rien de la meute ou du clan, du badge, du code-barre, ou code d’entrée.
Je l’aime, parce qu’elle n’a ni nation, ni drapeau, ni troupes à son service, mais sert les plus détraqués et démunis: les lunatiques, les sensibles, les rêveurs, les épuisés: nous tous. Parce qu’elle est toujours un don, une gratuité, une présence et une option.
Je l’aime, parce que la parole ne lui appartient pas. Elle l’accueille seulement, la relaie. Quand elle en est parcourue, tout le monde le ressent, c’est un frisson. La parole la traverse simplement. Elle va son chemin. Elle n’accapare rien.
Elle ouvre sa maison comme si elle s’étonnait qu’on puisse s’arrêter chez elle, y trouver un intérêt quelconque. Elle illumine tout, le plus simple le plus quotidien. Elle a sûrement préparé la table, pris soin de son intérieur, décoré joliment les choses, déposé quelques fleurs sur le rebord de la fenêtre, mais la parole aurait aussi pu ne jamais venir. Parfois elle se moque des maisons trop bien rangées.
Je l’aime, parce qu’elle peut attendre sans impatience et donner sans recevoir. Elle est un souffle, un nid pour l’innomé. Parfois rien ne vient. Ce n’est pas cela qui importe. Elle permet de retrouver ce qui est perdu.
Je l’aime, parce qu’elle reconnaît les larmes, les rires, les silences, les prières et les insomnies comme le pouls du monde.
Je l’aime, parce qu’elle sait accueillir et dire au-revoir à la parole sans s’y attacher, comme si elle la connaissait depuis longtemps et ne s’étonnait plus qu’elle vienne ainsi, à petits pas, à bas bruit, comme un oiseau, un animal de la forêt, bouleverse tout parfois. Je l’aime parce qu’elle connaît la profondeur de la perte. Je l’aime parce qu’elle peut tout reprendre, chambouler.
Elle découvre ce qui la visite, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avec l’innocence de l’enfant. Elle sait que les horloges des humains n’ont pas le dernier mot sur le temps. Je l’aime, parce qu’elle ne retient rien, ne contrôle pas, ne planifie jamais.
Je l’aime, parce qu’elle connaît la liberté, le vertige et le désir, et qu’elle refuse l’imposition. Elle sait de quoi est faite la peur.
Je l’aime, parce qu’elle sait dire l’amour, le silence et la mort, qui sont toute la vie.
Je l’aime parce qu’elle sait se passer des mots aussi, se faire note, oscillation, arbre, couleur, ou simple son.
Je l’aime, enfin, parce que je crois qu’elle nous survit, nous dépasse et nous agrandit; parce qu’elle est l’absence la plus présente qui soit.
La poésie.
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Photo : Eric Roset www.eric-roset.ch