Une bibliothèque, pour quoi faire ?

  • 03. janvier 2019
  • Genève
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Sur un pan de mur, j’ai entassé des cageots, fixé ceux-ci à la paroi avec de petites pièces de métal. J’ai rassemblé les camarades de route, les auteur.e.s aimé.e.s, les découvertes d’un instant, ceux qui promettent une évasion, de nouveaux horizons. Les offerts, les prêtés, un volé même -mais je ne pourrai même plus dire exactement en quelle circonstance-, ça remonte à bien longtemps. Certains transbahutés plusieurs fois, ayant subi les déménagements comme des divorces, passé des frontières, fait quelques allers retours. D’autres encore mis en pension comme on laisse un chat chez un ami cher, quand on pense qu’il y sera mieux que chez soi : mieux nourri, mieux soigné, un peu pour s’en débarrasser – eh oui certains font cela-.

J’ai recueilli des livres blessés comme on accueille des bêtes. J’en ai sauvé des boîtes d’échange entre voisins, par pitié avant que ne vienne la pluie, ou par refus des bennes à ordures, des collectes de papier. Des pas jolis, des mal écrits, mais parfois à la SPA c’est le pire matou qui vous fait de l’œil, et même avec une oreille en compote et son incontinence, et sans que vous sachiez très bien pourquoi c’est LUI ou c’est ELLE que vous recueillez. Il en va de même des livres. Bien évidemment un coach ou un connard expert en marketing vous déconseillera toujours de faire cela.

Pourquoi construire une bibliothèque? De la même manière que l’on commence un pont ou une cathédrale. Pierre à pierre. Livres à livres. Et si vous me dites : est-ce que notre humanité a encore besoin de pont, de cathédrale ou de bibliothèque? Je préfère ne pas répondre. Je crois que poser la question, c’est montrer combien l’on est déjà mal barrés.

Les livres là : pas bien classés, pas du tout rangés,  un tout petit peu répertoriés quand même : ici la sociologie, là la politique, les romans dans cette zone. Pas d’ordre alphabétique. Pas d’étayage par taille, pas même de regroupement par auteur. La verticale d’abord, puis l’horizontale pour caser les derniers. Certain.e.s auteur.e.s se baladent aux quatre coins des cageots, d’autres forment des couples dans les coins des planches. Angot s’accole à Baldwin, Tsetaieva s’acoquine avec Sylvia Plath. Et pour moi Tirabosco ne doit jamais être loin de Joe Sacco. Pasolini est toujours avec Erri de luca. Il est évident que Chalamov est un cas à part, il côtoie le code pénal et des livres sur les ours. Allez savoir pourquoi.

Je n’ose plus trop les déranger. Je les laisse ensemble, se reposer tranquilles. Parfois même je mets un autre livre devant eux pour leur offrir un surplus d’intimité, paravent pudique pour les laisser préparer leurs actions secrète ou conciliabules privés. Je les imagine conversant tranquillement, préparant quelque sabotage ou lignes de fuite. Deleuze n’est jamais trop loin et avec lui vient Spinoza.

On ne fait pas une bibliothèque, c’est la bibliothèque qui vous fait ou vous défait pour paraphraser Bouvier, et si l’habit ne fait pas toujours le capucin, assurément on connait un bon bout de la personne que l’on a en face de soi quand on découvre ses livres, lesquels elle conserve et empile, comment.

Certains diront peut-être : à quoi bon une bibliothèque, tu as des tablettes maintenant, tu peux mettre ta bibliothèque dans un carré phosphorescent ou même dans un nuage. Tu peux dématérialiser Marx, atomiser Einstein, faire léviter Mahomet. Mais… l’odeur du papier, le plaisir de feuilleter un livre, ou le donner, ça la tablette ne le permet pas. Se passer d’électricité non plus, ou mettre des fleurs à sécher entre deux chapitres, écorner des pages, écrire dans la marge, laisser des miettes ou du sable dedans. Une odeur. Un parfum.

A un moment donné, les cageots ont débordé. Les plus hauts ont même commencé à dangereusement pencher, se décollant du mur au risque de l’avalanche. J’ai monté en urgence une deuxième bibliothèque dans la cuisine  : uniquement des romans; et hop dans la chambre à coucher : la poésie. Maintenant, les livres sont partout. Il faudra construire une nouvelle bibliothèque sur un autre mur. Virer le canapé.

Pourquoi construire une bibliothèque ? Par plaisir de mesurer les planches et tracer sur celles-ci avec un gros et gras crayon anthracite quelques chiffres et lignes avant coupes, puis saucissonner le bois et le clouter pour offrir un refuge aux ermites, aux lunatiques, aux poètes qui ne doivent jamais être mis dans les caves, dans les bennes ou au pilon, car aujourd’hui plus que jamais, on a besoin d’eux. Surtout quand des connards d’extrême droite attaquent à coup de bouche d’égout la vitrine de la librairie du Boulevard.

Pourquoi construire une bibliothèque ? Pour faire vivre les libraires, les auteur.e.s, faire barrage aux fachos, reculer l’obscurantisme, gripper la machine technocratique. Parce que si l’on manque de temps pour penser, pris dans nos trépidations épileptiques, certains y ont passé une vie. Nous sommes assis sur des trésors. Ce sont nos guides et balises pour demain. Pourquoi construire une bibliothèque? Pour maintenir vivante la petite flamme de l’intelligence, se la passer d’une bouche à l’oreille en chuchotant puisque des ténèbres bruyants semblent s’annoncer sur nous.

Une bibliothèque pour quoi faire ? Pour la construire d’abord, en buvant une bière bien fraîche avec mon ami Paul en lui demandant ce qu’il pense du dernier livre de Maylis de Kerangal,  l’entendre parler de Saviano ou Wazem…. et prendre du temps avec lui, avec les renégats et les poètes obscurs, ouvrir ensemble des caisses à merveille comme on le fait de matériel de contrebande ou de survie en des temps incertains et obscurs.

 

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