Je ne sais pas si vous l’avez vue, mais depuis quelques semaines il y a cette inscription dans la rade : la poésie sauvera le monde. Depuis les bains des Pâquis, on la voit inversée, et depuis le pont du Mont-blanc, on ne la remarque pratiquement pas.
Peut-être parce qu’il faut être immergé, avoir de l’eau jusqu’au cou, pour l’avoir droit devant les yeux en n’ayant rien que les yeux hors de l’eau, pour pouvoir la lire vraiment.
La poésie sauvera le monde ne s’adresse pas aux terriens, mais aux discrets aux absents, à ceux que l’on ne croise plus sur facebook. Elle s’adresse avant tout aux truites, aux nageurs en détresse, aux bateaux échoués, aux monstres des profondeurs. A ceux qui remontent en un éclair à la surface avant de se couler à nouveau dans les profondeurs. Aux disparus et aux mutiques.
La poésie sauvera le monde s‘adresse à ceux qui boivent la tasse. Et qui a bu boira, c’est vieux comme le monde. Tant que l’on se croit sur la terre ferme, que l’on ne s’est pas emberlificotés les pied dans les algues, noué le coeur au écailles des brochets, on s’en moque un peu. Tant que l’on a pas bu le calice jusqu’à la lie, éclusé ses overdoses, on peut se penser quitte de la poésie, et s’en tirer très bien sans elle. C’est humain.
Les poumons gonflés comme une éponge, le coeur ratatiné par le diabète et confit par le cholésterol, répéter : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… ne venez pas m’emmerder avec votre littérature.
La poésie sauvera le monde. On dirait une phrase biblique, messianique ou de série B américaine. Un brin désuète, une phrase utopique, avec des enluminures et des licornes dessus, devenue presque illisible, à force d’être lue sans avoir l’âme déglinguée d’un mystique ou les mains noires et innocentes d’un repris de justice.
Qui veut croire encore au salut unique ? Et si quoi que ce soit ressemble encore au salut dans ce monde, qui ne l’échangerait pas contre un ticket de rento ou une partie de cartes ? Qui, avec son hypothèque sur la tête, son bracelet électronique à la patte, poussé au bord du précipice, ne demanderait pas comme dernière faveur un tendre steak plutôt qu’un poème amoureux de Pablo Neruda ? Qui plutôt que la grâce ne demanderait pas de pouvoir participer aux soldes, relancer la roue?
Est-ce qu’elle parle aux traders, aux pressés du trafic, aux impatients du bus 10 cette phrase: La poésie sauvera le monde? Non. Mais peut-être aux cygnes et aux chiens.
Rien ne sauvera le monde, diront les cyniques. D’ailleurs le monde ne mérite plus d’être sauvé ricaneront-ils après s’en être bien gavés. Il est foutu. Au tas de fumier Ronsard. A la benne Pavese. La poésie de Pasolini, Antoine Emaz ou René Char a décoté devant les excités du numérique et la vitesse des addicts du clic qui passent d’un site de cul à celui de l’Equipe sans même lever un sourcil. La poésie n’a pas échappé à la consommation de masse. Baudelaire se royaume aux caisses du Prisunic. Rien ne sauvera le monde, diront les cyniques. D’ailleurs : qui croit encore que quoi que ce soit puisse sauver le monde ? Allez: qui lève la main, qui se jette à l’eau ?
Les chefs d’état font des mimiques, la technologie accélère la chute. L’histoire fait des fausses routes. Aucun médecin ne maîtrise plus la méthode de Heimlich… quand l’électricité sera coupée à quoi serviront les scanners et la résonance magnétique?
J’ai un cancer : la poésie me sauvera ?
Je suis foutu, la poésie me sauvera?
Hors de la poésie, point de salut ? Je crois plus en rien. Vous dites?
Quand vos enfants crieront : eh vieux cons, c’est vous qui avez coulé tout ce béton et rendu la planète pire qu’une rôtisserie, vous leur lirez Virgile ? Quand les gamins, hamburgers entre les dents, demanderont des comptes en hurlant : c’est vous qui vous êtes envoyés en l’air au moins 10 fois par an pour nous condamner aux mini-drones en plastique, vous leur murmurerez, comme Dante dans la Divine comédie : Nul effet provenant de la raison ne peut durer toujours, parce que les désirs des hommes changent suivant les influences du ciel? Mmmmh?
Et alors qu’une étincelle sera sur le point de tout embraser. Pendant que les derniers se presseront encore aux pompes à essences pour remplir de pétrole les réservoirs des bagnoles, alors que plus personne ne regrettera le feu d’artifice dans la rade, parce que quelque chose de bien plus grand de bien plus cataclysmique et cosmique se préparera, alors quelques fous seulement resteront sur terre.
Tous les gens sains d’esprit, sachant proche l’embrasement général se déverseront dans la rade et faisant des gestes dérisoires de grenouille, ces gestes de naufragés un peu vains et pareils à ceux que faisaient les humains ayant essayé quelques années auparavant de franchir la Méditerranée sur des canots de fortune en criant dans le vide. Alors tous répéteront, comme des dingues, des possédés, un mantra face au panneau émergé alors que le feu ne cessera de brûler et l’eau de monter : la poésie sauvera le monde : la poésie sauvera le monde la poésie sauvera le monde La poésie sauvera le monde… avant de faire glouglou ou pschit.
La poésie a échoué.
Le secret pour voyager d’une façon agréable consiste à savoir poliment écouter les mensonges des autres et à les croire le plus possibles.
Dostoeïvski est le dernier qui puisse encore quelque chose pour nous.