Dites-leur bien que nous sommes des hommes, pas des animaux

  • 08. août 2018
  • air du temps
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La connaissance de la misère humaine est difficile au riche, au puissant, parce qu’il est presque invinciblement porté à croire qu’il est quelque chose. Elle est également difficile au misérable parce qu’il est presque invinciblement porté à croire que le riche, ou le puissant, est quelque chose. (Simone Weil, la pesanteur et la grâce)

Dans la prison se tisse un lien étrange entre les détenus et ceux qui viennent les visiter. Une relation faite de nécessité et de fragilité, mais aussi de pouvoir, de domination et de peurs. Peur du vertige, du jugement et de la liberté d’un côté, de l’agressivité et de l’inconnu de l’autre. Visiteurs, nous sommes là pour un temps, de passage sur le territoire de l’autre qui y est retenu contre sa volonté.

Un premier homme dit : « Je n’ai plus rien à perdre, c’est fini… »

Que peut-on attendre de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre ? Quoi qu’il fasse, il passera les trente prochaines années de sa vie derrière les barreaux.

« … mais je veux vous montrer ma cellule ».

Hans, petit homme condamné à 20 ans, nous ouvre la porte de son monde 2×2.

Il nous montre ses quatre mètres carrés et s’exclame : 15 ans que je suis là. 15 ans : une vie. Les livres sont partout, pour être lus ou soutenir un lit fragile. Au mur, des photos du Ché, de Tania, révolutionnaire allemande des années 60. Cadeau d’une amie avec laquelle il correspond depuis des années, un drapeau basque suspendu signifie la lutte solidaire pour toutes les minorités. C’est comme si le temps s’était figé, que la révolution était juste pour demain, et que les ombres des camarades disparus signifiaient encore la possibilité d’un changement radical et immédiat de la société.

Hans nous parle de l’ancien régime de la prison. Tous devaient être au matin au pied du lit pour répondre à l’appel. Les gardes contrôlaient la propreté, passaient leur doigt sous les commodes. Une trace de poussière : une faute. Trois fautes : l’isolement. « Nous étions traités comme à l’armée, les conditions de vie étaient infectes. Il y avait partout des caméras de surveillance, une interdiction de se rassembler à plus que trois et nous ne pouvions sortir qu’une heure par jour de notre cellule. Des miradors en nombre et des soldats qui, au travers de mégaphones, nous criaient de nous disperser si nous transgressions le code de conduite. »

Système absolu de surveillance panoptique. Personne ne peut voir ceux qui voient tout. Personne ne peut savoir ce que voit ceux qui peuvent tout voir. Un truc à devenir fou. Et même plus la possibilité de tourner une clé ou actionner une poignée.

Avant, la prison était dans la vieille ville, maintenant elle a été déplacée à l’extérieur. Il n’y a même plus les bruits de la ville, les cris des enfants. Juste un bout de ciel et quelques arbres.

Les prisonniers ont fait une grève de la faim, puis une mutinerie. Il  ont brûlé un bloc. Détruit des caméras. Il en reste quelques fils pendant aux murs et puis de la suie au plafond, c’est tout. Le régime de la prison a changé. Il y fut contraint. Ainsi, les pauvres, les moins que rien ont pu déployer une puissance suffisante pour faire plier l’autorité. A l’extérieur, personne n’en parla. Ce qui se passe là-dedans reste là-dedans. Mais les rapports de force sont complexe. Ils doivent, à partir d’un certain niveau, être basé sur des rapports d’équilibre, d’acceptation réciproque, être négociés, et chèrement parfois. Pouvoir, peur, prison.

Le négoce des choses

Un homme nous demande de lui acheter un pull dès que nous serons dehors. D’ailleurs, chacun, a tour de rôle vient nous trouver avec ses demandes et veut nous faire participer à des plans illégaux en nous testant, toujours sur le ton de la blague, mais avec un oeil curieux, toujours. Marchera ou ne marchera pas? Au début, le regard est scrutateur, puis devient observateur et peut-être ensuite, complice.

L’humour est salvateur pour louvoyer, se dégager, placer le discours en un autre lieu, faire comme si… sans rien rejeter ou promettre. Ici, les attentes sont énormes, rien ne s’oublie d’un projet, d’une promesse. La confiance est fragile, les mots essentiels, et un rien les brise. Le langage est tout ce qui reste, avec le corps, d’une puissance exprimable. Chacun a été trahi et semble guetter le moment de la prochain faillite, avec un mélange de crainte et de certitude face à la réalisation de la prophétie négative, la confirmation de leur nullité… et cela conduit à la rage ou à la résignation.

Nous travaillons à ne pas susciter d’attentes, de désirs excessifs. Pourtant, des désirs, il y en a toujours, de toute façon. On baigne dedans, du moment que l’on met un pied en prison. Alors, à la limite : Agrandir encore. Tourner les choses en dérision. -Si on peut amener une fille la prochaine fois ? Mais oui bien sûr. Une brune ou une blonde ? – Rires. Fantasmes, évasion, rêves. Tout plutôt que rester collé là-dedans, entre quatre murs.

Les rires montent. Pour s’éloigner à vitesse supersonique de la pesanteur du quotidien. Impossible néanmoins d’échapper au manque, au vide, à l’impasse. Il se glisse partout et prend toute la place.

Les familles, souvent, pour des raisons de distance, de honte, d’argent, de peur, de colère, ne viennent plus visiter les leurs qu’elles ne considèrent plus comme tels. Reste les femmes souvent; les mères, les soeurs, surtout.

Parfois la tentation de Dieu surgit. Celle de la violence ou de la mort, pour donner au vide une teinte accomplie, se réapproprier son histoire jusqu’à sa négation. Les grilles  alors, ni même les cachetons, bien qu’ils aient pu jouer un temps cette fonction, ne suffisent plus à contenir l’angoisse intérieur. A se taper la tête contre les murs alors.

L’enfermement dans l’enfermement. Alors, à la fin, tout est égal, s’aligne sur un même horizon. Quelle descendance rêver en prison, quelle suite? Vie et mort semblent tisser une trame indistincte, quand une vieille parole chargée de la poussière des siècles remonte : « j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité« .

Tout est égal et pourtant : une salade de fruit, un avion dans le ciel, quelques brins de tabac. Une fête. Tout est égal, et pourtant : une promesse de partie de football dans trois jours au préau central, ça c’est quelque chose. Personne n’aimerait le manquer, c’est un événement inédit.

Hans referme la porte de sa cellule comme on ferme un livre. Il range son couteau, nettoie sa tasse, se frotte la bouche du revers de la manche.

On se dit au-revoir, on s’en va, mais c’est certain, on se retrouve dans trois jours sur le préau central, pour cette partie de football.

Le rendez-vous est pris, pour se mesurer, avec ses fragilités et ses forces.

Pour rien au monde, de part et d’autre, on ne voudrait manquer cela.

Hans dit encore, au moment ou la porte se referme : dites-leur bien que nous sommes des hommes, pas des animaux.

 

 

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