Dans la rue, tu es interpellé-e, pour signer une initiative, être informés-e sur les prochaines élections, entamer une discussion sur un enjeu d’importance pour la vie de ton quartier (mobilité douce, vie nocturne, sécurité, santé). Très souvent, tu t’arrêtes, signes une initiative, la lis même parfois, prends un flyer, et de très belles rencontres ont lieu. La quantité de force et d’énergie parfois dormante parfois en attente de déclic est phénoménale.
Parfois une réponse fuse : je n’ai pas le temps. Pas le temps, ou pas l’envie, ou pas la force peut-être. J’y vois également une forme de politesse. Plutôt que de dire je ne partage aucune de vos idées… ou : j’en ai rien à foutre, il est certes en effet plus poli, plutôt que de dire qu’il ne sert à rien d’en discuter, que le temps manque. Une forme de fatalité quoi.
Pourtant, ne pas partager les mêmes idées ne devrait pas empêcher d’en débattre. Et s’opposer à une proposition ne pas renoncer à évoquer celle-ci. Les fronts ne sont pas figés. C’est vrai que changer d’idées peut demander de la souplesse et une forme d’ouverture. Une remise en question aussi. Et cela va dans les deux sens. Pour celui qui interpelle autant que pour celui qui est interpellé.
Parfois l’intérêt manque, tout simplement. Pourquoi? Je reviens à ma question de départ : combien de temps mets-tu chaque jour pour la démocratie ? Certes, le prochain bus n’attend pas, ni l’achat d’une nouvelle paire de chaussures. Mais au final, si tu ne t’occupes pas de la politique elle se charge de toi. La petite machine du chacun pour soi avance, avec un côté frénétique et doux, suave comme un capitalisme consumériste. Un oeil sur son téléphone portable, un autre sur son porte-monnaie, et au final une société drôlement louche.
5 mn pour la démocratie par jour, est-ce trop ?
Faisons le compte : combien de temps chaque jour pour se doucher, manger, prendre soin du choix de ses vêtements… sans compter le temps de se regarder sur les réseaux sociaux, s’oublier dans la contemplation béate d’une match de foot ou d’un concert de Beyoncé ? Les médecins recommandent la consommation de 5 fruits et légumes par jour. Combien faut-il d’investissement personnel pour les enjeux publics afin de bénéficier d’une bonne prévention des maladies sociales graves (individualisme, sentiment d’isolement, aigreurs d’estomac, phobie de l’autre) et renforcer son système immunitaire? Tiens, je propose que la LAMAL rembourse les investissements pour la collectivité, et que l’on mette la SUVA sur le coup pour les messages de prévention.
A toi de jouer !
Oui, combien de minutes pour identifier qui prend soin avec intérêt et énergie de la chose commune? A toi de jouer pour identifier qui s’en fiche, se contente d’être actif deux mois tous les 5 ans, juste avant les élections, pour se rendormir aussi sec sitôt l’échéance électorale passée ; retourner à la promotion de soi sur les réseaux sociaux, faisant de la gestion des enjeux communs une pure administration de produits de placement ?
J’entends aussi cette rengaine du « tous pourris » et du « à quoi bon », du désenchantement pressé et d’un oubli de son pouvoir d’agir. C’est vrai, prendre position, débattre, voter, peut sembler parfois plus lointain que d’aller sur la lune et en revenir. Et nous avons là une autocritique générale à faire. N’avons-nous pas laissé glisser les choses, oublié l’enseignement du civisme, une véritable éducation populaire, par une valorisation accrue de la chose publique et collective qui, avant même d’être partisane, serait participative?[1]
L’envers de la médaille du « tous pourris : le « tous absents »
Si on a les politicien-ne-s que l’on mérite, on a surtout la démocratie que l’on cultive. Il se pourrait bien, au final, que ce ne soit pas une question de temps mais de disponibilité, de désir et de pouvoir d’agir. La démocratie demande, comme un arbre, du temps et de l’attention afin de porter des fruits. Au-delà même de quelques minutes par jour, il se peut plus certainement que ce soit le désir et l’envie de faire monter une forêt qui est en jeu. Et cela, bien sûr, dépend des moyens culturels et économiques dont chacun-e dispose, individuellement et collectivement.
Les plus fragile, les plus précaires, les plus assommé-e-s, en disposent d’évidence le moins. Pourtant, ce sont eux qui subiront davantage les décisions prises par d’autres, soi-disant au nom de tous, mais souvent sur le dos de l’intérêt commun et des voix les moins fortes.
Lutter contre l’abstention, le « je n’ai pas le temps », est une question de sève. Ceux qui en ont le plus sont invités à retrousser les manches pour faire advenir un nouveau printemps à Genève. Sinon, on repartira pour 5 ans d’hiver pour Genève, soit exactement 2’592’000 minutes.
Deux millions cinq cent nonante deux minutes!
C’est, en définitive beaucoup, beaucoup de temps.
Beaucoup plus que cinq minutes par jour, assurément.