C’est un match de football disputé entre des rouges et des bleus. C’est Lausanne et Sion qui s’affrontent dans le stade de la Pontaise, fidèle à lui-même depuis des décennies, toujours glacial et désert, presque en état de mort clinique.
Et puis il y a ce vert intense, presque fluorescent de la pelouse. Les joueurs l’arrachent par mottes en se donnant de grands coups de latte sur les tibias. Ils miment, au moindre choc, un grand éclat. Leur visage se déforme. Le stade demeure silencieux. Toujours. Tout paraît insonorisé, ouaté. Mais une fois la faute sifflée, les joueurs se relèvent rapidement, sourient d’un sourire de jeune star et trottent comme des lapins. Pareils à des enfants gourmands ayant joué un tour pendable à leur surveillant. Ils ont des petits bouts d’herbe sur le front, du rouge sur les joues.
A la même heure, sur les pelouses de tout le continent, les mêmes matchs, mêmes rondes: danses du scalp, accrocs, roulades, sauts de biche, enjambements, hourras et départs en trombe. La force, la jeunesse et l’argent. Qu’ils soient soixante mille ou à peine cinquante à jouir des mouvements du ballon, c’est une constante et renouvelée communion avec bières et fumigènes. Ils sont des millions derrière l’écran : un spectacle de l’éphémère.
Ceux qui ferment les yeux devant le spectacle
Devant la télé, il y a quatre anciens qui regardent le match en dormant. Sur la table, le Matin dimanche avec l’édito d’Ariane Dayer, qui s’insurge que l’on puisse vouloir en finir avec la vie arrivée à son terme; quel que soit son âge, que l’on puisse faire le choix d’en terminer, sans être forcément délaissé abandonné et seul, mais juste parce qu’on n’en peut plus de souffrir (physiquement, psychiquement, existentiellement) et de jouer les prolongations.
Il est étonnant que dans une société où l’individu désire décider de tout.
Il ne puisse librement décider de sa fin.
Il est étonnant, dans une société où la question du sens semble être subsidiaire à celle du rendement, que ceux qui souhaitent vouloir raccrocher les gants, se voient ainsi retenus par la manche au moment de les poser.
Il est étonnant, dans une société qui affirme la liberté de chacun, qu’une tutelle soit posée sur le droit de choisir sa mort et de disposer de son corps.
Cela semble un peu incohérent, non ?
Choix de mourir : choix de vie
Pourquoi la volonté de dire: maintenant c’est fini, je tire la prise, serait-il compris seulement comme un non-choix, une option par défaut ou par dépit?
Pourquoi serait-ce l’expression d’une désespérance ou d’une souffrance extrême, et pas une affirmation de vie, de dignité et de choix : maintenant je choisis, c’est mon moment, j’ai décidé je pars.
La coupe est pleine, de la vie, il y en a eu plus qu’assez, pas besoin que le cancer me ronge comme une carotte, qu’il fore dans l’os comme une carie, et que je ne puisse même plus roter ou lever la main pour dire stop ou au-revoir.
Des matchs de foot, j’en ai trop vu. D’ailleurs, je ne les vois même plus. J’en ai marre. A quoi bon promener ma tremblote, mon poids de vie. J’ai mal du matin au soir. Et ne me demandez pas si c’est le corps ou la tête. C’est l’ensemble. Je n’ai pas peur de mourir. Je le désire même maintenant.
Certes, nous aimerions bien que la vie continue de vivre encore, comme un ruban indifférencié, cela permettrait d’occulter d’autant la mort, la grande angoisse de cette société toute propre; et de faire encore brillamment comme si elle n’existait pas, était dissoute dans le spectacle et la vitesse, sans grincements de dents, ni soif ni sens ni abandon.
Mais la mort est là, tout le temps, rayonnante, sereine, attendant son heure.
Point focal, irrésolu, porte de sortie et ouverture.
Tache aveugle.
Affirmation de liberté, encore.
Le choix d’interrompre, sans raison nécessaire
Oui, cela peu sembler fou que l’on puisse désirer mourir pour une chose futile, absurde, une extrême fatigue, voire même sans raison… ça laisse sans voix.
Pourtant, pas besoin d’atteindre 90 ans, ni qu’une batterie d’experts, de médecins ou de juges disent ou fassent quoi que ce soit pour valider la résolution d’un être vivant qui répète : je choisis, j’en termine, merci de respecter mon choix. Je n’irai pas plus loin. Je souhaite rejoindre ma fin, filez-moi la potion.
Dire: je pars avant la fin, parce que je décide du moment de ma fin, ce serait prématuré ou immoral?
Non.
Le scandale de la mort
La crainte, puisque tout se jette et s’abîme, serait que certains traitent l’homme comme un bien d’usage commun, avec une date de péremption, ou comme le pur produit d’un spectacle. Ainsi, lorsque le rang ne pourrait plus être tenu, la performance assumée, que l’usage de l’être en serait superflu ou économiquement trop lourd, on fasse comprendre à certains de débarrasser le plancher? Mais cela n’est-il pas un peu déjà le cas aujourd’hui?
Dans une société consumériste, qui prend et qui jette, cela fait scandale que ce qui vit, meurt, un jour s’achève, mais que ce qui est ancien soit dénigré, non ?
Ce cauchemar, ce spectre de l’isolement et de l’utilitarisme appliqué à l’être, ce n’est pas Exit ou la mort volontaire qui en est le porteur, c’est la société, ses valeurs dominantes actuelles (écrasantes) et la manière dont elle est habitée.
Alors on parle de lois, de cadres, on veut légiférer encore? Bien. Mais n’est-ce pas la relation et le lien qu’il s’agit avant tout de travailler. Et s’il y a une aliénation, elle n’est pas dans le vouloir mourir, mais dans la manière de vivre. S’il y a quelque chose à changer, ce n’est pas le vouloir mourir, mais la manière dont on existe.
Le malaise face à la mort demeure. Une vie ne se remplace pas en rayonnage comme une boîte d’haricot blanc. L’infini n’est pas un bien de consommation. L’infini est sans mise à jour, sans applications, sans réservations, freins, cadre, ou conscience de soi.
L’inéluctable effraie autant qu’ils fascine. Toujours plus de gens deviennent membres d’Exit. C’est une interpellation à entendre pour notre société.
Peut-être que vient le temps où l’on regardera les matchs de football avec une canette de bière entre les genoux et une boîte de penthotal sur la table.
Peut-être.
Et qu’il faut regarder cela en face.
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Photo : Eric Roset
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