Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vu. D’habitude il se tenait devant le supermarché du coin, jouant de la flûte, demandant une pièce. Puis il avait disparu. Ce dimanche matin, il était de retour, devant le supermarché fermé, dans une rue déserte, jouant de son instrument, pendant que de timides lumières s’allumaient aux fenêtres. Les petits-déjeuners se préparaient, les enfants se réveillaient. Je me suis arrêté pour l’écouter et lui parler. Il m’a raconté sa vie. Il n’était pas d’ici. Il m’a dit : « Es-tu vraiment au coeur de ta vie? »
Il avait fait de la rue son espace, trouvé une forme de paix, qu’il cultivait avec sagesse, malgré la violence autour de lui. Il était moins aliéné que dans une vie passée, où il avait pu avancer vite, mais sur un chemin le menant à une impasse. Il avait pris conscience du temps qui passe. De l’inéluctable.
Certain.e.s semblent avoir toute la vie devant eux, l’éternité leur être due. Pour d’autres, chaque minute, chaque seconde compte. Les un.e.s et les autres pourtant, parfois, semblent passer leur temps à le perdre. Pourquoi?
Peut-être qu’une écologie du temps serait nécessaire. Il serait bon de commencer à vivre avant la fin du monde; que nous parvenions à utiliser la crise comme levier. Nous sommes dans un état d’urgence qui se confond avec la frénésie. La frénésie est violence. Nous pourrions aussi utiliser l’urgence pour le changement, approcher l’essentiel.
De multiples vies se côtoient. L’empathie, l’attitude que l’on attend, espère, n’est pas toujours au rendez-vous. Ce qui est détail pour certain.e.s est fondamental pour d’autres. La communication est fragile. Les positions crispées. Les identités agitées comme des hochets, ou imposées de force comme des étiquettes.
On passe ainsi, parfois sans même le savoir, sur les pieds de l’autre, lui broyant les orteils, à cause de la vitesse, l’inattention, de ses propres douleurs et limites qui empêchent de sentir, se laisser toucher… se mettre un instant dans les pompes de l’autre. N’oublie jamais de regarder si celui qui n’arrive pas à avancer n’a pas un caillou dans sa chaussure.
La violence est ignorance. Elle prospère dans l’indifférence.
Trop souvent, chacun.e se rétrécit à « sa » vie. Pensant, avec un casque sur les oreilles, s’établir au périmètre de sa peau. Pensant, du fait de pianoter sur les touches de son ordinateur, s’affranchir de la responsabilité du regard… être est pourtant un acte social.
Les passerelles qui nous relient entre les un.e.s et les autres sont fragiles. Elles ne semblent pas assurées de supporter le passage de l’un.e à l’autre. Par peur, ou par habitude, voilà longtemps qu’on n’ose plus les emprunter. Ainsi, chacun.e est tenté.e de rester sur sa rive, son bord de falaise, de glisser vers l’abime, sans oser un pas vers l’autre; se réjouissant même parfois, accroché à son bout de caillou, que le malheur frappe juste à côté. Depuis combien de temps n’es-tu plus allé sonner chez ton voisin ?
On ne mesure pas à sa juste valeur l’impact que l’on peut avoir sur les autres, en positif comme en négatif. On ne le valorise pas assez aussi. La déshumanisation est allée trop loin. Tu négocies le prix d’un café, tu gaspilles le trésor d’un mot. Tu peux bien faire ton tri, si tu te comportes comme un cuistre avec ton prochain.
Quelle hypocrisie.
Bien souvent, tu te comportes comme un éléphant dans un magasin de porcelaine… ou comme une tasse en cristal refusant d’être effleurée de peur d’être brisée.
Je t’admire beaucoup, joueur de flûte, du courage que tu as, de la lucidité qui sont les tiennes.
Il y aura encore de nombreux dimanche solitaires devant des supermarchés vides et dans des matins ensommeillés. C’est une preuve de courage de pouvoir faire ce chemin, le reconnaître et affronter la réalité telle qu’elle est, dans toute sa violence, son injustice, ses amertumes… ses joies aussi.
Je t’admire beaucoup, joueur de flûte, car tu as le souffle avec toi. Tu sais poser tes doigts sur des espaces vides pour les transformer en sons. Tu connais les variations. Et surtout, tu sais que ce qui compte vraiment, sur la béance, c’est le silence. Il fait ou défait toute liaison.
Es-tu vraiment au coeur de ta vie?