Sur le chemin des vacances…

  • 11. mai 2020
  • air du temps
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Un arrêt en gare pour un TGV, ce n’est pas long, 3 ou 4 minutes peut-être. Mais cela peut sembler un temps infini. Et lié à un événement qui se déroule durant ce laps de temps, cela peut même se poursuivre longtemps après. J’aimerai vous raconter une petite histoire qui m’est arrivée sur le chemin des vacances…

 

Je suis monté dans un train à destination de Paris. Ce dernier s’est trouvé à l’arrêt en gare de Bellegarde. Il y avait, sur le quai, un homme d’une trentaine d’années avec une poussette et deux fillettes dedans. Il était grand, avec une chemise blanche et une barbe bien taillée. Les fillettes étaient bien habillées également, comme endimanchées. Elles avaient de grands yeux bruns et un ruban dans les cheveux. Elles semblaient se préparer à rejoindre quelqu’un qu’elles n’avaient pas vu depuis longtemps, ou aller à la fête de quelqu’un. Enfin, c’est ce que j’ai imaginé après coup.

L’homme voulait monter dans le train. Même plus : il devait monter. C’est un mouvement de ses bras qui a attiré mon attention. Les contrôleurs étaient inflexibles devant lui et répétaient que non, en secouant la tête et faisant barrage de leur corps. La scène était confuse. L’homme ne semblait pas comprendre ce qu’on lui demandait. N’avait-il pas de réservation? Il voulait monter. Les contrôleurs lui refusaient l’accès. C’était net et brutal.

Les deux fillettes roulaient de grands yeux. Elles voyaient plus loin, elles avaient autre chose en tête : un rêve, un souvenir, quelque chose qui semblait merveilleux et qui les attendait. Elles semblaient ne rien comprendre à ce que le monsieur avec la casquette et celui avec la cravate disaient. Qu’est-ce que ces adultes étaient encore en train de fabriquer? Elles n’étaient pas au fait de ces détails qui les retardait.

Il n’y avait pourtant que quelques pas à faire pour monter dans ce train, et puis hop en quelques heures on serait arrivé. Le prochain arrêt c’était Paris, c’est papa qui l’avait dit. Et Paris, c’était…  elles se souvenaient de ce que papa avait répété plusieurs fois, et tournaient la tête vers lui maintenant, pleines d’interrogations. Elles ne comprenaient pas pourquoi on s’était dépêché pour arriver là et maintenant que l’on était arrivé, on ne pouvait plus faire un pas.

Indistinctement j’entendais : le train est plein, non il n’y a pas la place, désolé, aucune idée, merci. Le compte à rebours avant le départ était lancé. L’homme argumentait, désignait des sièges vides dans le train, mais rien à faire. Les deux contrôleurs étaient inflexibles. C’était la loi: pas de réservation, pas de siège. Pas de siège, pas d’accès au train. Ils jouaient la montre, sûrs de leur puissance et de leur autorité. Le bip bip des portes se faisait entendre. Le train était au départ, un homme et deux fillettes à l’agonie sur le quai.

Tout cela s’est passé très vite et dura pourtant un temps infini. Quand j’y repense deux émotions me serrent : la honte de n’avoir rien fait, et la révolte qu’on laisse volontairement un homme à quai avec deux fillettes, prétextant qu’il n’a pas la bonne réservation.

Les contrôleurs ne semblaient pourtant pas de mauvais bougres. On avait échangé auparavant quelques propos anodins sur le sport, notamment les transferts des joueurs de football et les derniers résultats. L’homme à casquette avait un club de coeur, c’était l’olympique de Marseille. Il avait loué le nouvel entraîneur, mais tenu un propos glauque. Il n’était pas très satisfait que le brassard de capitaine revienne à un certain Payet. Il le trouvait fainéant, et expliquait cette fainéantise par le fait qu’il venait des îles. Ces gens-là, n’aiment pas trop l’effort avait-il dit.

Deux émotions me serrent : la honte de n’avoir rien dit, et la révolte qu’on laisse un homme à quai. Un écrit de Kropotkine me revient en tête. Intitulé « Aux jeunes gens », Kropotkine y oppose la justice à la loi, et rappelle que la loi doit être méprisée si elle ne sert pas la justice. Rester serviteur de la loi écrite, ce serait chaque jour se mettre en opposition avec la loi de la conscience et marchander avec elle. Pour Kropotkine, nous avons en gros deux options : devenir des coquins en faisant taire notre conscience et nous accomodant du monde tel qu’il est, ou travailler à l’abolition de toutes les injustices (économiques, politiques, sociales) et devenir révolutionnaires, quitte à s’opposer à la loi.

Il aurait peut-être fallu tirer le signal d’alarme de ce train pour le forcer à ne pas repartir. Car oui il y avait urgence. Lorsque les gendarmes seraient venus, on aurait dit : eh quoi, allait-on vraiment laisser un homme et ses deux fillettes sur un quai de gare, alors qu’un demi wagon est vide, et que certes la loi interdit de monter sans billet, mais la justice veut qu’on l’accueille.

Il y a urgence  à servir la justice, plutôt que la loi. En de nombreuses occasions, quotidiennement, la loi est scélérate et sert les intérêts des puissants au détriment des plus faibles. Et toi, lecteur, lectrice, de quel côté te places-tu, du côté de la loi ou de la justice ? Du côté de la capitaine Rackete ou de Salvini? 

Peut-être me jugerez-vous. Peut-être trouverez-vous que j’ai été trop lent à comprendre et bien bête de ne pas réagir. C’est juste, c’est d’ailleurs ce que je me suis dit. Mais si vous allez en Grèce, en Italie, en France ou en Espagne cet été, tous pays merveilleux, aux plages douces baignées d’un soleil magnifique, gardez quand même en tête ma petite histoire, et n’oubliez pas qu’il y a là aussi des lois qui s’opposent à la justice et que cette mer est le symbole d’une bataille ou la loi dit : c’est ainsi alors que la justice réclame de s’en affranchir. Pas sûr que vous aurez un signal d’alarme à tirer, mais peut-être inventerez-vous autre chose.

Ce qui est certain c’est que l’on n’a plus le droit d’aller tranquilles sur le chemin des vacances en laissant tant de gens à quai, ou pire, au fond de la mer.

 

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