Je pensais qu’un musée était autre chose qu’un commissariat de police. Non. Ils partagent le même goût de la sécurité et l’amour des normes. Surtout, une défiance envers les va-nu-pieds.
J’étais au MCBA, acronyme pompeux pour le Musée Cantonal des Beaux-Arts, dans le nouveau « quartier » des Arts lausannois « Plateforme 10 », qui jouxte la gare de Lausanne. Par un concours de circonstances en partie indépendant de ma volonté, qu’il serait trop long à exposer ici, j’étais devant cette noble et clinquante nouvelle institution culturelle sans groles.
Pieds nus, curieux d’aller voir notamment le très beau travail de Sandrine Pelletier, que j’admire et une exposition de Christian Boltanski.
Je ne pensais pas qu’un musée était pareil à une plage. Je ne pensais pas me rendre à la piscine, ni mettre mes orteils en éventail. Je ne suis pas fou. Je croyais sincèrement qu’un lieu culturel était capable d’accueillir de temps à autre un va-nu-pieds et en sourire. Ce pari était risqué. Je l’ai perdu.
J’étais donc pieds nus, à une heure d’inaffluence, en débat avec mon surmoi et les normes sociales en vigueur.
Une partie de mon cerveau se demandait s’il était bien raisonnable de me promener ainsi en ville, une autre s’étonnait que cela puisse en quoi que ce soit être problématique.
Les regards rieurs, moqueurs, inquiets, ou réprobateurs m’ont éclairé. Ils m’ont rapidement fait sentir, durant toute la durée de mon trajet, d’un hôtel respectable à la porte de ce musée qui se prétendait tel, ce que ma conduite avait d’extravagante, d’absurde ou pire de déviante, à tout le moins provocatrice voire folle. La partie de mon cerveau bien dressée commença donc à sermonner l’autre: je te l’avais bien dit.
Pour ne rien arranger, j’emmenais avec moi une poussette. Je ne dis pas ça pour me justifier. Cela aggrave probablement mon cas.
Devant moi : bébé rieur, pieds nus. De cela, personne, ne semblait vouloir lui en tenir rigueur. C’est attendrissant et adorable comme les gens aiment dire: « regardez-moi ces petits petons » en les touchant, sans vraiment se soucier du consentement de quiconque. Mais nous ne sommes plus des bébés. Ce qui émeut chez les petits, fait parfois grimacer chez les grands (l’inverse étant parfois vrai aussi).
Si les bébés peuvent hurler (mais pour combien de temps encore?), les adultes doivent s’y employer silencieusement. Et si les bébés sont déchaussés, il n’y a guère chez les adultes que les mendiants ou les fous qui peuvent s’y risquer (à leurs frais).
M’étant frotté les voûtes plantaires aux pavés vaudois, je suis arrivé devant le musée comme face à un refuge. Un temple de l’art. Une sorte de lieu sacré. Un espace devant lequel les sains d’esprits devraient se déchausser. La porte d’accès à des monstres sacrés. Aux artistes du monde entier. À la libre pensée, à la culture illimitée. À notre histoire, notre futur…. Etc, etc.
Comité d’accueil : la sécurité.
Comme à la FNAC.
A peine eu le temps de payer mes 30 balles pour déambuler à ma guise dans le bâtiment de briques que le cerbère m’est tombé dessus, ayant repéré le détail gênant de ma physionomie : l’absence de pompes. Pas même un petit bout de plastique pour faire illusion. Pourtant, des tongs auraient suffit, des basanes.
– Monsieur, je ne sais pas si je peux vous laisser entrer.
– Pardon ?
– Je ne sais pas si je peux vous laisser entrer. Je dois consulter mon responsable. Il y a une exposition avec du verre. Vous pourriez vous blesser et attaquer le musée en justice.
– Pardon ?
– Vous pourriez vous blesser et attaquer le musée en justice. Le musée n’a pas été conçu par les architectes pour que des gens s’y promènent pieds nus.
– Dites, c’est quoi un musée pas conçu pour que les gens s’y promènent pieds nus? Il y a des revêtements spéciaux ?
– Ne bougez pas. Attendez.
Je me suis rappelé qu’à une époque les gens tremblaient devant l’art, devant ce que l’art pouvait leur faire. Ce temps est révolu. Aujourd’hui ce sont les musées qui tremblent devant les gens, et ce que les gens peuvent leur faire.
Faut aller au musée en basket et au pas de course entre midi et 14h, pour faire des selfies et se barrer en sacrifiant au pire un cours de yoga sur l’autel d’une expo. Rien à craindre. Rien à voir. On en sort indemne, avec quelques likes et un sujet de discussion en fin de semaine. Fade. Rapide. Fade-food. Drôle de société ou dans les musées la première personne qui s’adresse à vous c’est la secu pour vous avertir qu’il est douteux que vous rentriez sans godasses.
J’ai avancé en disant au cerbère « qui ne faisait que son travail », qu’après avoir parlé à son responsable ce dernier pourra aisément me retrouver dans le musée pour m’en faire sortir au besoin.
Le responsable m’a en effet rejoint plus tard, emprunté, gêné, mal pris, ne pouvant mettre dehors un va-nu-pieds ayant payé son entrée, ne pouvant s’empêcher de l’avertir du grand danger d’une salle où une artiste avait installé des plaques de verre blanc, des miroirs et du métal de dimension variable, ce qui expliquait le halte-là de la sécurité. Des visiteurs distraits avaient heurtés ces plaques de verre les jours précédents. Il était possible que des petits débris subsistent malgré le nettoyage. Il fallait y entrer chaussé. Le responsable m’a confié que la sécurité était parfois un peu raide. J’ai pensé : misère, il la subi aussi. Il avait plutôt l’air sympa.
Un musée, finalement c’est comme l’église. Il y avait des fondateurs, des précurseurs, des fous, des transgresseurs, des va-nus-pieds qui portaient des messages comme d’autres la foudre, le verre pilé ou la lave, et puis les gardiens du temple sont arrivés, les assureurs-vie, le marketing, les prêtres-normatifs qui viennent encapsuler tout cela, vous font payer l’entrée et donnent illico envie de les fuir pour ne plus jamais mettre les pieds chez eux.
La « sécurité » a gangréné tous les espaces, presque plus rien ne lui échappe.
Ni les corps. Ni la culture. Ni même la nuit.
Beurk.
J’ai pris mes cliques et mes claques, et après avoir salué Pelletier et Boltanski, après une halte au book-store où j’ai pu acheter livres et cartes postales sans soucis malgré mes orteils visibles, je me suis promis, non pas de ne plus mettre les pieds dans les musées, mais d’y revenir à l’occasion et le plus souvent possible pieds nus.
Non pour voir ce que les musées disent de l’art, mais pour constater ce que les musées disent de notre société… et pensent des va-nus-pieds.
Va-nu-pieds, va !