A vingt-et-une-heure, j’allume une bougie. J’allonge mes bras. Je regarde leur forme, leur ombre sur le mur.
A vingt-et-une-heure, je pense à cette journée écoulée, à cette amie croisée dans la rue qui me dit que sa voisine s’est suicidée. A cette collègue réduite à l’hôpital suite à une atteinte grave de sa santé, qui a malgré tout bonne voix et bon moral. A cet homme qui me souffle que sa mère doit être placée en maison de vieillesse. Elle n’a plus toute sa tête. C’est Alzheimer. Je reprends les mots des rencontres d’aujourd’hui. Je les tourne doucement dans ma tête. Pour bien les entendre, comprendre, laisser s’étendre et résonner.
A la souffrance nommée. A la joie d’être vivant. Parfois, on est pris à vif. Aux combats pour aller mieux. A la lutte pour comprendre. Au besoin de partager et d’être entendu, de ne pas mourir comme un chien, ni saliver comme une bête, haleter ou suffoquer, voir partir sans se réunir autour. Non pas pour dire ce que cela fait de mourir, mais ce que cela fait vraiment d’être vivant. A chaque minute. A chaque seconde. A la fragilité de l’être.
En arriver aussi à croire que ce qui était perçu comme une relégation était finalement, parfois, encore une forme de privilège.
A vingt-et-une-heure je marche avec la maladie et à la mort, à ce qui frappe et ce qui tue, à ce qui handicape et fragilise, coupe et déracine, comme on avance avec un enfant en lui tenant la main.
Chance ? Si l’on passe entre les gouttes, ce n’est pas pour autant qu’il ne pleut, que l’averse est douce ou que l’ouragan n’est pas déchaîné. Simplement, les nuages se déplacent, le noir de la nuit et l’éclair de la foudre tombent, ailleurs: sur cette tête ou ce tibia, ce coude ou cet enfant, parfois au plus proche, sans que l’on puisse en contrôler les lois ou les vents. Ouvrir ou fermer les volets n’ordonne pas le rythme des orages. Rester cloîtré à l’intérieur, ne préserve de rien.
Comme unique paratonnerre, pour le dedans du plus proche, il y a le silence, la prière.
On devrait se réjouir d’atteindre vingt-et-une-heure: comme un marathonien est heureux d’arriver au bout de sa course, un cycliste de boucler son tour, un navigateur de rentrer au port.
On devrait arriver, à vingt-et-une-heure, comme d’autres gravissent l’Everest; en s’embrassant, en se prenant en photo, en souriant d’épanouissement, en s’appelant les uns les autres pour annoncer la bonne nouvelle, s’assurer que tout le monde a un lit, un toit, une présence à proximité, que le groupe est sain et sauf. Prendre soin les uns des autres, comme objectif premier de vie, sans trop compter ni calculer.
On devrait se fêter, d’avoir vécu une journée : de n’avoir pas chuté, pas heurté, été ni coupable ni culpabilisé, ni contraint de subir ou de faire subir, télescopé par la maladie ou la mort, n’avoir ni voulu ni exercé de violences, ni menti, ni été sali par le mensonge.
Qu’est-ce qui est pire pour toi, exercer une violence ou y être exposé?
A vingt-et-une-heure, refaire mentalement le trajet à vélo, remercier d’avoir échappé à cette voiture pressée, à ce conducteur maladroit, remercier de n’avoir pas été frappé, comme tant d’autres le sont, au hasard, à l’aveugle, par malchance, par l’AVC, la glissade, l’apathie, par l’attaque subite, par le petit caillot, par tout ce que l’on ne veut pas voir, le gros caillou, ce qui arrive dans le dos ou en pleine face, explose dans le coeur, se dissémine par le foie, quand c’est trop tard pour changer d’un pouce les doses, les trajectoires, quand il est impossible de se ravoir.
A vingt-et-une-heure je me demande quand c’était la dernière fois que je me suis rendu dans un service des urgences; arrêté dans un service hospitalier… pour entendre, partager.
A vingt-et-une-heure, j’allume une bougie, pas le grand agrandisseur en couleurs exposant les morts sensationnels, les explosions sévères, et les barricades montées. Pourquoi se gaver d’images, alors qu’il suffit d’écouter? Tendre l’oreille. Il y a cette ligne de basse, à bas bruits et constante, dedans et tout autour, et ça tombe naturellement et sans arrêt, à côté, aux étages supérieurs et inférieurs.
Il suffit de s’arrêter dans la rue et écouter, tendre l’oreille à ce qui tombe et ce qui est atteint, pour ne plus avoir d’autres soif que de vouloir mettre une trêve aux peines.
Les écrans ont pour vocation unique de distraire de l’essentiel, de ce qui demande et appelle réconfort.
A vingt-et-une-heure, j’allume une bougie. J’allonge mes bras. Je regarde leur forme, leur ombre sur le mur.
Et puis, j’étreins.