Pourquoi voyager, nous avons la littérature

  • 08. février 2018
  • Genève
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Et si on partait au Japon chérie – Mais je viens de t’acheter un livre de Mishima. Un saut à Prague alors?  –  Parcours la métamorphose de Kafka d’abord, c’est un vrai dépaysement. A quoi bon faire ses valises. Après trois lignes, tu es loin, plus présent que jamais pourtant.

Une petite escapade au Val de Suse ? – Bah, j’ai la parole contraire d’Erri de Luca comme viatique, ça suffit bien. Et si je passais ma journée sur une terrasse au bord de l’eau, pourquoi ne pas bifurquer avant le lac et troquer la promesse des cygnes contre un thé au Sahara, me moquant des saisons ?

La littérature n’est pas le monde ni à la mode me diras-tu. Kafka ne nous dit rien du Prague d’aujourd’hui. Tout va plus vite désormais. Vraiment? Lis Don Quichotte, ne vois-tu pas la vérité de l’Espagne, telle que tu ne la saisiras jamais ailleurs? Même le plus beau jogging du monde, n’égalera pas, au moment du sprint final, l’endurance de Jean Echenoz à Courir. Qui n’a jamais rêvé de faire son jogging avec Zatopek après avoir mangé quelques biscuits secs, des rondelles de saucisson, ne peut pas comprendre. Et qui pourrait prétendre le faire aujourd’hui, autrement qu’en imaginaire, quand l’athlète est six pieds sous terre ?

De la même manière, vas-y pour trouver l’agence de voyage qui te permettra de trouver le champ du tir, lieu du courage politique (pas publié sur facebook), où Guillaume Tell déguille la boscop du dessus de l’occiput de son fils, avant de marcher sur le petit chemin du sous-bois, après avoir googlé l’adresse du bailli Gessler.

A quoi bon voyager, nous avons la littérature. Elle nous emmène partout, nous fait passer les montagnes, enjamber les fleuves. Passe-moi Bouvier, que je relise encore l’usage du Monde, bascule du Kurdistan en Iran, revisite les chroniques japonaises, retire mes chaussures au soir avant d’entrer dans la pénombre du petit temple shinto, juste avant de faire mes courses à la Migros.

Bref, les douanes peuvent toujours attendre, les passeports jaunir. Je suis allé à Hiroshima, je n’y ai rien vu. J’avais lu Duras avant, c’était foutu. Lire est dangereux.

Tu te dis qu’avec ce con de Trump on ne pourra bientôt plus voyager à Jérusalem? C’est vrai, mais il y aura toujours Mahmoud Darwich pour nous faire percevoir l’odeur des oranges et du café à la cardamone. Si certains n’ont jamais pu ni y entrer ni sortir des territoires occupés, il y aura toujours des passages secrets, des mots ciselés faisant office de pelles et de pioches. Les poètes sont des tunneliers.

Si la violence semble l’emporter, rien n’est perdu, car tout commence par l’exil recommencé, et sous les surfaces. Avec l’espoir qu’un printemps, réel ou imaginaire, jaillisse de l’aile d’une seule hirondelle. Il y a des bombinettes qui se fabriquent avec de l’encre et du papier sur des établis clandestins. La réaction en chaîne dépend de nous. Nous somme les maillons d’une révolution qui vient.

Mais gare. Puisque la connerie humaine semble l’emporter sur tout. Puisque le dernier voyage sera intérieur. Puisque tout s’accélère. Puisque ça dérape de partout. Puisque ça s’insulte pour un rien, et s’abuse dès que saoul.

Puisque le triangle victime / bourreau / sauveur semble avoir laissé la place à :  victime / bourreau / zappeur, et que le patriarcat recycle tout, le capitalisme se gave de tout, et que les mêmes mécanisme de domination pervers sont à l’oeuvre partout.

Puisque la connerie est par essence centripète, la littérature doit être centrifuge, en permettant de freiner l’élan vers la dispersion, l’éparpillement, invitant à ralentir, à la concentration.

Puisque, avec les livres, nous avons des caisses d’armes en stock. Puisque nous pouvons les ouvrir. Puisque nous avons des milliers d’années de stock de réserve et mille fois plus de matériel pour construire le monde que d’ogives nucléaires pour le détruire.

Certes, s’il suffisait de lire pour être moins con, ça se saurait. Il y a d’ailleurs plein d’abrutis érudits qui lisent plein de bouquins. Il y a BHL, c’est vrai. Mais à tout le moins, par la lecture, je veux espérer qu’ils sont pour un temps inactifs, silencieux et recueillis, comme rentrés en eux-mêmes. L’impact de leur connerie sur les autres, est ainsi moindre, ça les occupe et nous permet de souffler un peu.

Tiens, si on filait un bon bouquin à Trump, l’invitant à la recherche du temps perdu, coupant l’accès à son compte twitter, ça ferait du bien, non? D’ailleurs, que lit Trump, quels sont ses livres de chevet? La Bible et l’art de dealer, écrit par… lui-même. Il avait déclaré : «  Vous savez, j’adore lire. En fait, je regarde un livre, je lis un livre, j’essaye de commencer. Chaque fois que je fais une demie page, j’ai un coup de fil qui dit qu’il y a une urgence ou quoi ». Ouais, la véritable menace, c’est la dispersion.

Est-ce que nous avons encore le temps pour lire ?

Et si nous n’avons plus de temps pour lire. Pour quoi est-ce qu’il reste du temps ?

Est-ce qu’il reste encore des pages blanches. Et sinon : par ou reprendre, recommencer, avec quoi tisser, raccommoder, évitant les sempiternelles reprises et l’effet de mode?

Si nous n’avons plus le silence pour nous tenir compagnie, dans quel liquide nous mouvons-nous.

 

A quoi bon voyager nous avons la littérature. Sa générosité et sa force.

Mais ce n’est pas tout, nous avons la musique aussi, comme le chantait Cohen.

Non, pas Albert… Léonard.

 

 

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