Pas l’Europe économique[1], l’Europe politique, pas l’Europe technocratique, l’Europe mécanique, pas l’Europe des clics, du toc du fric. Pas l’Europe forteresse, des cimetières marins, cales sèches. Pas l’Europe des bourses, des blocs, des pieds d’argile avec jolies baskets, des bunkers et frontières. Pas l’Europe sans fenêtres, sans passe partout. Pas l’Europe des routes barrées, barbelés et centres de tri, sans champs de luzerne et de blé. Pas l’Europe des lieux de rétention, des satellites sans soleils, des usines de viande, de la jungle de Calais, et au cœur : plus rien.[2]
Pas l’Europe des pinèdes coupées, des vallées sans issues, des chiens à trois pattes, des lignes à grande vitesse, des rondins retournés. Pas l’Europe sans antennes mystiques, sans tiges souples et bourgeons. Pas d’Europe sans horizon, pas d’horizon sans ascendance, pas d’ascendance sans recueillement. Pas d’Europe sans désir commun, pas de désir sans amour, pas de lumière sans regard intérieur. Pas l’Europe du néant, sans base ou sommet, balançoires libres.
Pas l’Europe des cœurs cuits. Pas l’Europe des mineurs sans accompagnants, des docteurs qui font le ménage, des ménagères abusées. Pas l’Europe centralisée, aux étoiles effilées, aux étoles étourdies, sans Erri De Luca. Pas l’Europe des écrans, des oiseaux nucléaires, des graphiques abstraits.
Pas l’Europe fin de siècle, négationniste, du c’était mieux avant, maintenant on retourne en arrière. Pas l’Europe du reflux. Pas l’Europe néocoloniale, style 2035 qui répète cent ans après, du balais.
Pas l’Europe suprématiste, neurasthénique, sexiste. Pas l’Europe lepéniste, capitaliste, productiviste. Pas l’Europe antisémite, islamophobe, raciste, de l’inimité et du repli. Pas l’Europe matérialiste et brutale, nationaliste, du bug du rot de l’UDC, de la colique, à la presse anémique.
Pas l’Europe qui bégaie. Pas l’Europe militaire, va-t-en guerre donc ailleurs, aux œillères, effrayée, épileptique. Pas l’Europe des tiques, de la meute et mimétiste, des hamsters, des ghettos.
Pas l’Europe de la bouffe lyophilisée, des cartons renversés, des abattoirs glauques, des centres commerciaux et des gares de triage : casinos et cloisonnements. Pas l’Europe qui répète et s’enraie. Pas d’Europe sans ciel bleu, sans merles et guirlandes. Pas d’Europe sans heureux, pas d’heureux sans Europa, pas d’Europe sans changement de rythme, sans Char ou Eluard. Pas d’Europe sans poésie, sans rêve et nuits fleuries, sans graines et sans semis, sans Pavese Pessoa Pasolini, sans héritage ou futur. Pas d’Europe au présent, sans le souffle, amis.
Pour l’Europe du oui, de l’esprit et du cœur. Pour l’Europe du rythme inspiré, du partage et du risque naïf. Pour la gentillesse puissante, la tendresse des bêtes, les cadenas ouverts.
Pour le sel sous les pieds, pour l’huile dans les paumes, le don sans partage. Pour l’Europe des paroles sensibles, des murmures à l’accueil, l’Europe des livres, des bibles, des Corans, des rouleaux de méditation et portes ouvertes.
Pour l’Europe d’Ernst Bloch, colorée et métisse. Pour l’Europe des lynx, des abeilles et des ours. Pour l’Europe de la ruche, humaniste. Pour l’Europe créative qui débute au pollen, à la craie. Pour l’Europe de l’amour, des ermites, du silence, des refuges et des ponts.
Pour l’Europe passionnelle, sensuelle. Pour Europa ou pas, la large joie. Pour le cri primal, les sangles levées et la bride abattue, l’Europe échevelée.
Pour l’Europe des chamois sur la neige, des cairns et cailloux retournés. Pour l’Europe des bisses, des racines et des sèves, des saisons et poussées, des épis et brioches braisées.
Pour l’Europe des levains, des matsoths et kebbés, des ressources et des fleuves. Pour l’Europe solidaire, pour l’union des clochers, minarets, synagogues et cabanes hauts perchés.
Pour l’Europe communion, au respect de chaque nom.
Pour l’Europe solaire, ceintures en peau de bête, bras-dessus bras-dessous et bals musette. Pour l’Europe des mies de pain, des mains nues, des hérons cendrés, du refrain des marées. Pour l’Europe de l’intranquille et du chant, du ressac des courants, du désir de chêne.
Pour l’Europe du risque, du souffle et du troc. Pour l’Europe des braises, du braille et des guides. Pour les pièces retournées, la mendicité large et l’échange des fous. Pour le bonheur simple.
Pas d’Europe sans ciel bleu, sans merles ni guirlandes. Pas d’Europe sans heureux, pas d’heureux sans Europa, pas d’Europe sans changement de rythme, sans Char ou Eluard. Pas d’Europe sans poésie, sans rêve et nuits fleuries, sans graines et sans semis, sans Pavese Pessoa Pasolini, sans héritage ou futur.
Pas d’Europe au présent, sans le souffle, amis.
[1] Texte paru dans :Parler de l’Europe, en Suisse. Un projet de Art et Politique. Avec une mosaïque de contributions. Pour la Romandie : Heike Fiedler, Daniel de Roulet, Marina Skalova, Antonio Rodriguez, Silvia Ricci Lempen, Max Lobe, Eugene, etc.
http://marignano.ch/pagina.php?1,0,0,0,2016
[2]Zbigniew Preisner, Song for the unification of Europe